Amitiés particulières

* Écrivain, ancien magistrat, conseiller judiciaire, vient de publier :…
J’aime beaucoup Service Littéraire parce qu’on peut y écrire sérieusement sans jouer à l’intellectuel. Légèrement sans se faire passer pour un crétin. C’est un endroit rêvé pour la liberté. J’y aborde ce que Twitter ne permet pas, ce qui ne serait pas approprié à un blog. Les idées qui passent par la tête, les futilités délicieuses, les ironies douces et les coups de cœur et d’esprit surgis au creux des hasards de la vie. Longtemps j’ai trouvé détestables dans les quotidiens ou les hebdomadaires ce qu’il est convenu d’appeler “les renvois d’ascenseur”, la rhubarbe et le séné, les amitiés qui se rendent service et s’applaudissent avec une belle régularité. En vieillissant, au fil des livres, je suis devenu infiniment plus indulgent, probablement parce que j’aurais trop souffert de ne pas dire du bien d’un grand livre au prétexte qu’il aurait été écrit par un proche. Il y a des enthousiasmes que j’aurais été marri de refouler. Mais, en partant du principe que je formule une présomption de qualité pour les œuvres dont il est question, force est de reconnaître qu’il y a mille manières de traiter le roman, l’essai, le film d’un ami. Il y a l’ami qui ne vous dira jamais qu’il a reçu le livre et donc ne vous en parlera jamais. Il y a, pire, celui qui vous réclame un livre, qui l’exige toutes affaires cessantes et qui, goujat, ne vous donne aucun signe de vie, genre Didier Van Cauwelaert.
Il y a l’ami qui reçoit tellement de livres qu’il vous persuade que ç’aurait été une perte de temps que de vous accuser réception. Il faudrait presque le féliciter pour avoir accepté l’envoi. Il y a l’ami qui vous déclare l’avoir lu mais qui, à l’évidence, ne l’a pas ouvert. Il y a l’ami qui, à la réception, vous transmet un mot délicat pour manifester son plaisir à l’idée de vous lire mais qui, de la sorte, sera quitte pour toujours. Il y a l’ami qui vous procure une fausse joie parce qu’il l’a lu mais n’a rien compris. Il y a l’ami qui a pris des notes et vous accable d’ennui en vous faisant un cours sur ce qu’il croit connaître mieux que vous. Il y a l’ami qui dirige un grand service culturel mais regrette que votre livre soit arrivé si tard pour en parler, toujours trop tard. Il y a l’ami qui a reçu le livre, l’a peut-être aimé, mais ne se battra jamais pour vous inviter ou pouvoir écrire une critique. Il y a les amis impuissants ou guère actifs ou au fond indifférents. Trop de sueur, trop d’énergie à dépenser pour ce qui ne se rapporte pas à soi après tout ! Il y a les amis frileux qui voudraient bien mais hésitent, pas sûrs d’obtenir le retour. Il y a les amis qui vous font des leçons de morale en vous démontrant que leur passivité vous honore. Et il y a le merveilleux ami qui vous dispense de l’obligation de demander et offre son service comme un cadeau que vous lui feriez. Il se reconnaîtra.
P.B.
* Écrivain, ancien magistrat, conseiller judiciaire, vient de publier : “Aux larmes, citoyens !” chez Fayard.