Aragon, l’insolence d’un sacré coco

Numéro 90 – Littérature française
La nouvelle biographie d’Aragon signée Philippe Forest n’est pas vraiment satisfaisante.
J’ai souvent parlé de Louis Aragon avec trois de ses amis : Philippe Soupault, Emmanuel Berl et Antoine Vitez. Pour Berl, Aragon était un virtuose : « Louis est un artiste du langage et moi je ne suis qu’un écrivain ». Soupault n’était pas moins dithyrambique : « Je l’ai connu quand nous avions vingt ans. Il n’y avait pas plus insolent ! » Plus jeune, Vitez considérait Aragon comme un père spirituel, c’est dire l’estime qu’il portait au poète dont il fut le secrétaire : « Louis taisait des choses que paradoxalement il voulait dire, c’est peut-être ça le sens de son œuvre », m’a confié le metteur en scène qui voulait qu’on s’éloigne de l’image savamment entretenue du vieillard indigne. « Il fallait un écrivain de la stature de Philippe Forest » pour s’atteler à écrire un livre consacré à Aragon s’accorde à dire la critique institutionnelle comme si le biographe avait reçu l’imprimatur des disciples du maître qui veillent à ce qu’on ne dise pas tout. Cette présentation n’est ni bonne pour le livre ni flatteuse pour le biographe. Pourquoi ne pas avoir fait un contrat à Patrick Modiano ? Philippe Forest a le mérite de s’être lancé dans une aventure que d’autres ont interrompue pour ne pas lézarder la statue du commandeur. Aragon nous a donné des poèmes fabuleux. Difficile de dire mieux que lui sur le thème de l’amour si magnifiquement adapté par Jean Ferrat. Antoine Vitez m’a confié des faits qui sont absents du livre. (En 1978, je n’intervenais pas dans la presse). Il s’agit bien sûr de détails mais une biographie n’est qu’une suite de détails. Trêve de ratiocinations, le livre est à recommander à ceux qui veulent revivre le parcours d’un authentique poète. L’imaginaire plaisait plus à Aragon que la vie quotidienne. Philipe Forest insiste bien sur la jeunesse d’Aragon qui fut élevé dans le mensonge de sa conception. On lui cacha jusqu’à sa majorité l’identité de ses géniteurs. Nombre de chroniqueurs se contentent de livrer leur propre vision d’Aragon. Page 535, Forest écrit : « Chacun à son Aragon ». On ne le lui fait pas dire. Auparavant, page 494, Forest note : « Le nazisme fut vaincu par des armes et non par des mots ». Il explique alors que si Char et Prévost ont combattu avec des armes dans le maquis, Aragon, lui, ne fut qu’un résistant intellectuel. C’est beaucoup par rapport à Sachs ou Chardonne. Un fait certain : Aragon n’a jamais fricoté de près ou de loin avec Vichy.
À la fin de la guerre, Aragon a siégé au Comité National des Écrivains pour faire le ménage. Ils seront rejoints par Mauriac, Guéhenno, Eluard et Sartre. Mettre à l’index les crapules qui ont œuvré pour les Allemands, cela va de soi, mais désigner Marcel Aymé et Jean Giono comme des ordures, c’est une double erreur. Le livre fait la part belle à l’Aragon veuf joyeux qui s’en donne à cœur joie avec les garçons. Jusqu’à la mort d’Elsa Triolet, le 16 juin 1970, il a filé le parfait amour avec sa muse. On peut se dire que s’il a opté pour les garçons, c’est qu’après Elsa plus aucune femme ne pouvait faire le poids.
Aragon « cherchait auprès de jeunes hommes le plaisir physique qu’il ne trouvait plus auprès de son épouse » qui avait renoncé à ce qu’elle appelait sa « vie de femme ». Du Voici version NRF. A-t-il eu des relations homosexuelles avant ou pendant sa liaison avec Elsa Triolet ? Sans doute avant, mais en catimini. Dans “Le fou d’Elsa” on peut interpréter qu’ils vivaient « ensemble séparés ». Belle formule. Elsa Triolet n’était pas femme à rester à la maison pour attendre son bonhomme. Forest fait la même erreur que tous les biographes à propos du vers : « il n’y a pas d’amour heureux ». Cela ne veut absolument pas dire que toutes les histoires d’amour sont vécues sous la marque du malheur. Non ! Ce vers a été écrit pendant la guerre (1943), et il signifie que même quand on s’aime les bombes tombent, donc il n’y a pas d’amour heureux. Toutes les autres interprétations sont fausses. Page 665, on apprend que le couple quitte un logement exigu pour un luxueux appartement 56 rue de Varenne, « un duplex de sept pièces avec trois salles de bains ! » À la fin du livre, on découvre que ce logement est devenu un bien de l’État, ce qui a permis au poète de ne pas être expulsé et de vivre dans un confort haut de gamme pour un loyer dérisoire grâce à Guy Béart qui est intervenu auprès de Georges Pompidou. Le biographe ne précise pas si l’ex-banquier était Premier ministre (1962-1968) ou président de la République (1969-1974), cela entretient le flou sur la date à partir de laquelle le poète a vécu aux frais de la princesse : « Le pire a été évité quelques années plus tôt ». Quand ? Pour faire passer la pilule, on nous dit que Louis Aragon a fait bénéficier les autres locataires de ses avantages. À la mort du poète, on a constaté que ses comptes étaient dans le rouge : il devait 800 000 F à Gallimard, 500 000 F aux impôts et avait un million de Francs de dette vis-à-vis des éditions Messidor du PCF. Tout ça en dit long sur le poète, on comprend pourquoi d’autres biographes ont pris la poudre d’escampette. Forest met au grand jour les contradictions. Qui peut dire ne pas en souffrir ? Si l’intimité est abordée sans tabou, on regrette, au niveau des zones d’ombre, l’absence de ce qu’en a dit l’honorable Pierre Herbart, un proche de Gide. Jusqu’à présent, c’est la plus honnête biographie sur Aragon. Quand j’ai confié à Philippe Soupault qu’il était difficile de comprendre les entêtements politiques d’Aragon, il m’a dit : « Un homme de parti suit la ligne du parti ! » Et on éclata de rire.
B.M.
Aragon, de Philippe Forest, Gallimard, 891 p., 29 €.