Céline, Bagatelles pour une autre fois

Numéro 95 – Littérature française
Réédition des lettres de l’horrible Louis-Ferdinand Céline à l’épouvantable Pierre Monnier.
« Céline : déplorer qu’il soit un génie, déclarer qu’il est un salaud » : ainsi vont les mots du dictionnaire de nos idées reçues. “Les Lettres à Pierre Monnier” en témoignent, qui viennent d’être réimprimées par Gallimard et badigeonnées de cette épaisse crème que l’on sait si bien fouetter rue de l’Annuaire. Imprégné de cette atmosphère lourde sous la chape de laquelle crient les castrats maîtres queux, le texte se cogne aux plafonds bas où se pâme l’accouplement de la morale universitaire avec l’animadversion. On l’aura compris : cette réédition, amputée du précieux “Ferdinand Furieux” de Monnier, s’inscrit dans la part mesquine de l’actualité célinesque. Le charivari acoustique de maintes bouches emmêlées au même baiser laisse en effet monter la vapeur d’un spasme communautaire où se trouve sur-entendu que Céline est ce nom derrière lequel il faut admettre un grand écrivain et mépriser un homme. Tel est l’inéluctable point de départ : celui des moralisateurs. Un moralisateur qui vit de ses sermons est un collabo qui vit sous le bon régime, mais inutile de chercher chez lui un acte éditorial sérieux : on s’avisera de lire ces lettres dans l’édition de L’Âge d’Homme, parue en 2009, elle a l’esprit libre. Dès qu’il est question de Céline, il faut que l’enthousiasme esthétique soit culpabilisé par l’image du « génie-salaud » que brandissent les bourgeois. Et tel « politique » impénitent pédophile ou tel meurtrier de masse redresseur des torts qu’il trouve à la Lybie vient mettre Céline à ban qu’il qualifie de salaud. C’est de la chanson communale, c’est l’indispensable credo : « Céline est comm’ Bali-Balo /Vraiment Céline est un salaud ! »
L’auteur du “Voyage” a publié entre 1936 et 1941 trois pamphlets dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont redoutablement antisémites. Et il n’est nullement question d’ajouter le moindre « mais » à ce fait. Car Céline est bien un auteur antisémite. Il n’a jamais regretté le contenu des pamphlets. Céline est antisémite : voilà pour le premier fait. S’en tenir au fait c’est découvrir aussi celui-ci : Céline n’a pas été un acteur de la collaboration, il embarrassait les hommes de Vichy et les nazis, qu’il insultait ; il ne dénonça personne ni ne fit profit de la guerre, en 1950 son procès conclut au non-lieu. On ne saurait mettre sur le même plan Céline et Brasillach, Céline et Drieu, le directeur de la NRF. Reste ce dernier fait qui, placé à côté de l’antisémitisme célinien, ouvre une question : le Dr Destouches soigne des juifs pendant l’Occupation et ne les dénonce pas, jamais. Peut-on parler avec automatisme de « salaud » lorsque sur le plan humain, auquel s’applique précisément la salauderie, Céline n’en fut pas un ? Est-on un salaud lorsqu’on écrit des horreurs mais que votre vie est l’application du contraire ? N’est-on pas plutôt un salaud lorsque, les droits de l’homme à la plume, l’on se jette dans l’action pour provoquer sciemment la mort de milliers de personnes ? Prenons acte de ce paradoxe propre à Céline : l’identification hystérique de l’ennemi et du « juif » existe chez lui à côté d’une amitié désespérée pour le fond de la personne humaine quelle que soit l’origine de l’individu, car, dit-il, « le fond d’un homme est immuable, l’âme n’est pas venue sur la terre pour se faire emmerder, elle tient à son mystère, elle le défend ». Tandis que notre ère réimprime Drieu en grandes pompes et offre une édition de luxe à “Mein Kampf”, tandis que Pierre Assouline parle de chef-d’œuvre à l’endroit des “Décombres” mais que serait conspué qui dirait de même de “Bagatelles pour un massacre”, je voudrais à cette hypocrite contradiction répondre un paradoxe, celui de Céline ; car il est temps de regarder Céline en face afin de voir l’écrivain présenter avec la même troublante sincérité un antisémite d’expression violente et un homme protégeant d’abord l’homme chez ceux mêmes que ses pamphlets condamnent.
Le discours antisémite est l’obsession de “Bagatelles pour un massacre” et ce n’est pas sa finalité : l’ouvrage commence et s’achève par deux ballets où Céline donne la musique de l’âme comme salut. Son interlocuteur y est son ami Gutman. L’humanité dont Céline cherche le salut est représentée par Gutman qui est juif et Céline qui ne l’est pas et qui considère Gutman comme un frère. Un frère juif à qui il hurle son discours antisémite… : le paradoxe est considérable, aussi considérons-le. Il vaut mieux penser le cas de Céline que l’incanter de malédictions. L’on aurait grand tort d’atténuer quoi que ce fût de l’antisémitisme célinien, mais l’on aurait tout autant tort de ne pas s’instruire sur la maladive déchirure d’homme qui en est la source et qui s’exprime au sein de cette colère tragique.
M.C.
Céline, Lettres à Pierre Monnier, (1948-1952), Gallimard, 576 p., 35 €.