Cervantès ou l’effet de Manche

Numéro 93 – Littérature étrangère
De surprenantes révélations sur l’auteur emblématique de “Don Quichotte”.
C’est l’un des ouvrages les plus mystérieux du patrimoine du genre humain. Peut-être même le livre moderne qui pose la plus grande énigme sur son auteur. “Topographie et histoire générale d’Alger” a- t-il été écrit par Miguel de Cervantès ? Appartient-il définitivement à l’œuvre de ce contemporain de Shakespeare, devenu l’égal du dramaturge avec “Don Quichotte” ? Je me souviens d’une dame lettrée qui, dans ma tendre jeunesse, m’avait offert l’histoire du chevalier errant monté sur Rossinante et suivi de Sancho Pança, un paysan choisi comme écuyer. Les deux tomes, à couverture jaune de la collection “classiques Garnier”, sont encore dans ma bibliothèque. L’hidalgo à la triste figure s’attaquant à des moulins à vent qu’il prenait pour des géants, m’impressionna autant que Zorro ou Hopalong Cassidy. J’avais une douzaine d’années et l’imagination débridée. Les aventures de Don Quichotte, candide et généreux, correspondaient à mes états d’âme d’enfant rêveur. Lorsque je reçu ce volume “Topographie et histoire générale d’Alger” avec cette annonce en couverture : « Pour la première fois, la traduction du manuscrit original attribué à Cervantès », je replongeai dans un merveilleux passé. D’autant que ma mère avait été dans les années 20 professeur de l’école Pigier d’Alger. Curieuse et grande lectrice, a-t-elle entendu parler de cette “Topographie” dont la version française date de 1870 ? Celle qui vient de paraître, traduite et présentée par Fred Romano, comporte des éléments inédits permettant d’affirmer que Miguel de Cervantès en est bien l’auteur. Elle s’est penchée pendant dix ans sur l’édition originale de 1612, conservée à la Bibliothèque Nationale de Catalogne, pour arriver à ce constat historique.
Les conclusions de son formidable travail rejoignent celles de Daniel Eisenberg, professeur de philologie hispanique à l’université de Floride. Sa thèse “Cervantès, auteur de Topographie et histoire générale d’Alger, publiée par Diego de Haëde” allait à l’encontre de la version française de 1870 du Dr Monnereau et de Adrien Berbrugger qui avaient traduit de l’espagnol la « Topographie » de Diego de Haëdo, un moine bénédictin, abbé de Fromista, un village de Galice. Cette version est dédiée à l’illustrissime sieur Don Diego de Haëdo, archevêque de Palerme, président et capitaine général du Royaume de Sicile, imprimée à Valladolid en 1612. C’est ainsi que le fameux (ou fumeux !) Diego de Haëdo, supposé neveu de l’archevêque, est devenu pour la plupart des chercheurs le véritable auteur de “Topographie et histoire générale d’Alger”. Aujourd’hui, il faut rendre à César Miguel ce qui est à Cervantès… Fred Romano s’est lancée dans cette entreprise de réhabilitation malgré le handicap d’une sclérose en plaques. Une maladie qui l’a paradoxalement rapproché du génial écrivain mort à Madrid le 23 avril 1616, quelques jours avant Shakespeare décédé le 3 mai à Stratford-sur-Avon. Cervantès avait en effet perdu l’usage de sa main gauche durant la bataille de Lépante.
Alors qu’on s’apprête à célébrer le 400e anniversaire de sa mort, nous découvrons dans la traduction et la minutieuse étude de Romano – un travail de Romain ! – que l’auteur de” Don Quichotte” s’était sans doute converti à l’islam. Prisonnier à Alger pendant plusieurs années en tant qu’esclave chrétien, victime à la fois des Turcs et des Arabes, il ne pouvait qu’embrasser la religion de Mahomet. Dans le chapitre consacré aux marabouts, il décrit ses rites et officiants, n’ignorant rien de la vie des mosquées. Seuls les musulmans sont autorisés à y pénétrer. Le chrétien qui en franchit le seuil risquerait d’être empalé vif. A moins de se convertir illico presto. Libéré en vertu d’un acte de rachat passé devant le notaire Pedro de Ribera, Cervantès a retrouvé sa terre natale. Plus vivant que Maure !
J-C.L.
Topographie et histoire générale d’Alger, traduction et présentation par Fred Romano, Les éditions du Menhir, 249 p., 19,90 €.