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Délit de Bellegueule

Délit de Bellegueule

Le livre d’Édouard Louis est l’une des meilleures ventes à ce jour. Mais il a suscité la polémique. Pourquoi ?

Parce que présenté comme une fiction, il se heurte à la réalité crue d’une famille, d’un village, d’une région qui croient se reconnaître. Que raconte-t-il ? Le calvaire d’un jeune homo qui se fait violenter par ses camarades d’école. L’écrivain dresse un portrait épouvantable d’un village du Nord : le racisme, l’ivrognerie, l’homophobie… C’est parfois un peu trop – même si Édouard Louis a beaucoup de talent. Le souci, c’est que sur la couverture du roman, il a gardé son vrai nom (Eddy Bellegueule), qu’il parle d’un village qui ressemble comme deux barres de laitons au sien, Hallencourt, dans la Somme, en Picardie, et qu’il a donné des interviews dans lesquelles il laisse entendre que le narrateur, lui-même, a vécu cette souffrance engendrée par toutes ces horreurs. Fiction ou non ? À partir de l’instant où une réalité passe par le tamis de la sensibilité d’un écrivain, cette réalité éclate. Elle explose en plein vol. Et ça fait mal. C’est ce qui s’est passé au sein de la famille d’Eddy Bellegueule. Ce dernier a refusé de donner une interview au journal régional “Le Courrier picard”, car il l’estimait trop lu par ses proches et sa famille. Le malaise provoqué par le roman dans le landerneau est remonté jusqu’aux oreilles des reporters du journal qui, faute d’avoir les propos d’Édouard Louis, ont rencontré sa famille, certains de ses copains du lycée Michelis d’Amiens, puis de l’Université Picardie-Jules-Verne.

Toutes les personnes interrogées disent leur incompréhension. Mélanie, la grande sœur, est « inconsolable et attristée ». Candice et Andy, les jumeaux de 15 ans, se demandent « pourquoi notre frère nous a fait ça ». Monique, sa mère, avoue qu’elle a été effondrée en lisant ce qu’elle a lu. Un de ses anciens amis qui a souhaité garder l’anonymat se dit dérangé par le fait qu’il ait associé sa classe sociale à l’alcoolisme et au racisme. Selon lui, des propos destinés « à faire vendre ». Que dire face à cette affaire ? D’un côté, un premier roman remarquable, d’une force d’écriture indéniable. De l’autre, un environnement qui se sent trahi. Ce livre présenté comme un roman serait-il un récit ? Édouard Louis a dû fouler et fouiller le sable émouvant de larges plages de vécu, mais il est allé chercher ailleurs, tout au fond de lui, pour faire de son livre un terrible constat universel sur le refus de l’autre, sur une province ravagée par le chômage, broyée par le capitalisme triomphant, par les délocalisations, les mesquineries économiques et politiques qui rendent les riches de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Tout cela, on le retrouve dans le roman d’Édouard Louis. Dans un SMS envoyé à sa sœur Candice, le jeune romancier affirme qu’il a voulu écrire « une déclaration d’amour pour maman, mais que personne ne comprendrait ».

Dans un entretien sur Internet, il dénonce de manière beaucoup plus marxiste que dans son livre (mais il est vrai qu’un roman n’est pas un essai !), la condition ouvrière du secteur, la paupérisation provoquée par l’ultralibéralisme. Mais on se demande pourquoi il a lâché son vrai nom sur la couverture et pourquoi il a désigné aussi clairement un bourg. Pourquoi ne pas avoir travesti totalement les pans de réalité que contenait son œuvre ? Lorsque Hervé Bazin écrit “Vipère au poing”, ou quand Kléber Haedens publie “Adios”, on se doute que leurs familles, leurs proches, ont dû apprécier très moyennement. La fiction a-t-elle le droit, au regard de la création et de l’art, de générer l’affliction ? That is the question.
P.L.

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En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis, Seuil, 220 p., 17 €.

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