En Muray vivant

Numéro 89 – Littérature française
Le deuxième volume du journal de l’iconoclaste Philippe Muray se médite et se mérite.
Tandis que la saison dite littéraire inonde le pays d’une telle abondance d’éminences et de biens, en nos murs et notre éther si pleins de tous ces apogées que notre temps par tous les âges sera dit bienheureux ; tandis qu’industrieusement les vendanges apportent la maupiteuse vinasse de ces génies de bibus dont ne pas lire les exercitations – ainsi que depuis toujours je m’y emploie avec fructueuse indolence – me rendrait inconsolable si j’eusse goût pour les fesse-cahiers ; tandis que la croupe d’Europe, au lieu de se laisser tranquillement miser par son Olympien, est estimée avoir été tant épanouie par ceux qui, accablés d’impuissance, se sont sciemment travaillés à lui enseigner l’anaphrodisie afin qu’il fût loisible de laisser la plume aux mains des bonnes femmes, et que les tricoteuses pussent parler entre tricoteuses de leurs sempiternelles épopées para-intestinales ; tandis qu’au milieu de cette multiplication de pages blettes, de phrases muettes avant même que d’avoir été jaculées, d’auteurs qui n’existent pas dans une époque qui n’existe plus, au sein d’un vacarme qui s’accroît pour protéger d’un masque cette grande et noire peste que l’on redoute mais dont tant eussent regrets à ne la point contracter ; et depuis que l’on sait que le salut du monde est assuré par toutes ces opilatives follichonnes qui, pour le bonheur de la cosmographie universelle, ont droit à la parole que nous leur connaissons si puissante et décisive, – nous savons que le généreux automne, riche de matières et d’ouvrages divers, apparaît plus que jamais, et jaune de rire, comme la saison de toutes les feuilles mortes.
Le carcan, la camisole, le refoulement, la censure volontaire paissent cette moutonnaille qui désire agressivement l’élément de sa commune servilité et la martialité d’un code linguistique et conceptuel dont s’écarter revient à s’exclure de la probabilité d’être lu. Hors les catégories de cet unique noyau d’opinion possible, hors cette mononucléodoxa et les oppositions papelardes dont elle fabrique ses dualismes pansards (« droite & gauche », « foi & raison », « État & religion »…), hors cette impérieuse uniformité au sein de quoi tout se perd, rien ne se crée et tout se déforme, hors ce mou et languide machin se trouve la liberté, soit l’espace de l’art et de la pensée. C’est au cœur d’une Égypte bouffonne, en terre étrangère et sous le regard démocrasseux de tous les pharaons particulaires que, dans son irréductible singularité, paraît le IIe volume du “Journal de Muray”. Il y note précisément qu’écrire son diaire revient à « dire le plus crûment possible ce qui ne peut en aucune façon être avoué publiquement ». Devant le traître réflexe de ceux qui s’emparent du nom d’artiste et finissent dans quelque Collège de France, il s’agit pour l’homme d’art véritable d’échapper à la surveillance dont les gros éditeurs, la grosse presse, tout le trigaud univers de la mise-en-visibilité, de l’infection gazetière, perchés sur leurs miradors, sont les acteurs libricides.
À l’ennemi de toute œuvre, ainsi organisé en système de légitimité, nous n’avons rien à dire. Nous vivons et pensons ailleurs qu’entre les bornes de son cadastre. De même que j’ai renoncé à parler publiquement de mes livres, je ne dirai rien qui dût donner « idée » d’un ouvrage exigeant le temps de la pensée. Qu’on le veuille ou non, que l’on comprenne ou non la raison de cette indiscutable réalité de fond et de forme, Muray est l’unique auteur que le dernier quart du siècle précédent donne à l’histoire : un auteur se médite, se mérite, et ne se réduit point à quelques représentations. Le journal de Muray requiert un lecteur sensible au mot comme à la pensée, à l’élément historique autant qu’à l’individualité, un lecteur capable de voir le signifiant derrière les paradoxes – ce qui, à en croire la misère des travaux de recension, échappe encore à tous. Je suis, à cette date, celui qui a le plus publié sur le cas de Muray : l’on ne m’a objecté que des hors-sujets à la mesure du niveau où surnagent ceux qui les profèrent. J’ai assez vu qu’à l’endroit d’une œuvre classique aux yeux de l’universel mais pas de la majorité, on ne transmet rien en essaimant quelques extraits, qui au contraire font l’aise d’une paresse toujours pressée de préjuger. « Les monts voisins, dit Hölderlin, paraissent proches par la ligne de leurs sommets et cependant la route qui mène de l’un à l’autre est la plus longue. » On ne lit Muray que d’un génie à l’autre. Il faut être sommet pour apercevoir un autre sommet, ou bien se résoudre à emprunter patiemment, avec le temps que prendra l’histoire, le chemin de terre qui de la base conduit aux monts. Peu sont aujourd’hui mûrs pour entendre les paradoxes de cette âme mémorable. À la vraisemblable incurie qui lit ceci, je recommande de laisser ce Journal trop opulent pour sa neurologie de condamnée. Même si vous croyez l’aimer, Muray ce n’est pas pour vous. Vos empressements ne laisseraient pas ses pages vous dévoiler leur déroutante cohérence, de sorte que pût vous y paraître combien la Vérité est majestueuse et combien sa patience nous attend.
M.C.
Ultima necat II – Journal intime (1986-1988), de Philippe Muray, Belles Lettres, 2015, 582 p., relié, 33 €.