Lecture du moment
Faire Efron contre Staline

Faire Efron contre Staline

L’événement de la rentrée littéraire, c’est le journal retrouvé d’un gamin mort à la guerre en 1944, fils d’un agent secret et de la poétesse Marina Tsvetaeva.

Il n’y a pas quinze littératures. Il y a le divertissement, la réflexion et la mémoire. Sans parler des livres débiles signés par les marionnettes du PAF, ces catins médiatiques (Baudelaire parlait de la « racaille moderne »). Il y a aussi les intellectuels et les poètes. Les auteurs et les écrivains. Avec Gueorgui Efron (1925-1944) nous sommes dans le témoignage d’un gamin sensible, cultivé et intelligent, qui a tenu un journal entre 14 et 18 ans. Le jeune homme mort au combat le 7 juillet 1944 mérite une grande attention. Lire ce qu’il nous a transmis est la moindre des délicatesses. Efron a de qui tenir : il est venu au monde grâce à la rencontre inattendue entre la poétesse Marina Tsvetaeva et un agent secret de l’URSS qui disparaît de la circulation en 1937. La publication du « Journal » de Gueorgui Efron tient du miracle tant le manuscrit est passé entre les mailles du NKVD. La police communiste n’a réussi qu’à capter le début des écrits. La vie du jeune diariste fut placée sous le signe de l’onirisme car sa mère le surnomma Murr, clin d’œil au chat du conte d’E.T.A Hoffmann. Le “Journal” comprend de nombreux passages en français – un tiers – car l’écrivain en herbe le parlait parfaitement malgré son jeune âge. Né le 1er février 1925 en Tchécoslovaquie, « à midi, au cours d’une tempête ». Soyons précis. Sa mère part vivre en France, avec son bébé qui apprend le russe à la maison et le français à l’école et dans la rue. Quand le père, responsable du foyer, disparaît, Marina Tsvetaeva et son fils décident de rejoindre l’URSS, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment-là que l’étudiant démarre son journal. Le lecteur acharné avait déjà traduit le début d’un roman de Simenon !

L’éclatant dans la prose de Gueorgui Efron c’est sa liberté de ton qui résulte de sa formation française, loin de la censure soviétique. L’idéologie politique n’a pas abîmé son cerveau. Il a une grande clairvoyance dans le jugement de ce qui se passe dans le monde. La pertinence de ses analyses est très impressionnante surtout quand on sait qu’il n’a pas connu la fin de la guerre. Tout au long de son journal, il décrypte fréquemment la triste actualité qui lui parvient, et de l’autre, il constate que sa vie amoureuse est un désastre. Isolé, il donne tout à son manuscrit. L’adolescence de Gueorgui Efron se déroule dans des conditions effroyables. Elle nous renvoie aux millions d’enfants victimes de la guerre. L’enfer sur terre. Le déficit alimentaire provoque de terribles maladies. Mobilisé à 19 ans, Gueorgui Efron est blessé sur le front ouest. Sa fin de vie est mystérieuse. On n’arrive pas à le localiser. On l’annonce mort en URSS ou présent dans le Paris de l’après-guerre. Une fin à la Arthur Cravan avec l’impossibilité de localiser la dépouille avec précision.

La première partie du « Journal » nous immerge dans la tragique vie des soviétiques incarnée par Gueorgui Efron. « Absolument rien à faire », note-t-il le 8 mars 1941. Le garçon, à la saisissante maturité, passe son temps à lire (Baudelaire, Flaubert, Gide, Valéry, Aragon) quand il n’étudie pas. Son éducation à la française lui a ouvert l’esprit : féru de jazz, il a une passion pour Charles Trenet. Dans la seconde partie, nous sommes au cœur de la guerre. Gueorgui Efron, souvent malade, a plusieurs obsessions bien compréhensibles : la nourriture et l’amour. Il souffre de n’avoir pas d’amis et de ne pas pouvoir tomber amoureux d’une jeune fille. Antifasciste, pro-anglais, détestant Pétain, Gueorgui Efron apprécie le général de Gaulle, anticipe l’entrée en guerre des Alliés et la fin d’Hitler. Il souhaite revoir la grandeur de Paris quand sa mère se suicide, le 31 août 1941, par pendaison. Elle ne voyait plus l’avenir possible au sein des ravages du stalinisme. Son fils reprit le flambeau de la littérature qu’il porta haut dans l’anonymat le plus complet. Un an avant que l’on ne perde sa trace, il nota ses mots ultimes, le 25 août 1943. :
« Attendons, attendons. J’espère que ça viendra ». L’amour, n’est pas venu. L’amitié, non plus. La mort, elle, oui. Le livre refermé, ci-git un écrivain inconnu.
B.M.

Voir également

Journal (1939-1943), de Gueorgui Efron. Traduit du russe par Simone Goblot. Préface de Véronique Lossky (avec le concours d’Alexandre Svinina. Postface de Caroline Bérenger. Éditions des Syrtes, 736 p., 27 €.

Voir les commentaires (3)

Laisser une réponse

2020 © Service littéraire, tous droits réservés.