Gueules cassées et trafics de cercueils

Lemaître peint une fresque drôlatique et amère de l’après-guerre de 14-18.
Lorsqu’il est enterré vivant aux côtés d’un cheval mort en novembre 18, Albert Maillard, modeste comptable et poilu, n’imagine pas le tour rocambolesque et tragique que va prendre son humble existence. Edouard Péricourt, le soldat qui l’exhume et le rend à la vie, est un fils de grands bourgeois, un artiste extravagant doué et rebelle qui va perdre la moitié de son visage en le sauvant. Nous voilà transportés dans une gravure de guerre d’Otto Dix. Commence dès lors un compagnonnage improbable entre un homme sans imagination et reconnaissant et une gueule cassée géniale en proie à des souffrances atroces. Poussant le dévouement et la camaraderie à son comble, Albert, l’homme sans envergure mais capable d’une amitié sans faille, soigne Édouard, le dandy mutilé et morphinomane qui se cache derrière des masques de plumes et de paillettes, et le soustrait, à contrecœur, à la société des hommes, allant jusqu’à échanger des livrets militaires pour lui offrir une nouvelle identité. Remis de ses blessures mais habité par une souffrance indélébile, incapable d’envisager une vie nouvelle, Édouard a alors l’idée de lancer un gigantesque pied de nez à cette France douloureuse et pétrie d’un patriotisme ambigu qui ne se remet pas du sacrifice de ses enfants, tout en abandonnant ses soldats démobilisés à une réalité cruelle. À l’heure où chaque commune, chaque paroisse racle ses fonds de tiroirs pour s’offrir son monument aux morts, il organise avec Albert une formidable escroquerie.
Un projet d’envergure nationale hautement amoral…Vision tragi-comique de l’après-guerre de 14-18, d’une société brisée où la confrontation des classes est encore prégnante, où petits trafics et grands arrangements prospèrent, ce roman magistral et grinçant nous embarque dans une aventure folle et haletante au suspens éblouissant. Alors que les corps des milliers de soldats morts au front sont rapatriés dans de vastes nécropoles, certains ne reculent devant rien pour s’enrichir. Cercueils trop petits fabriqués à bas prix, marchés arrachés en haut lieu, fossoyeurs chinois qui ne savent pas lire, tromperies sur les sépultures, le grand carnaval de la mort grotesque bat son plein. Tel un George Grosz ou un Max Beckmann, Lemaître nous peint, avec un art de la formule consommé, une fresque humaine drolatique et amère, où personne, du poilu médiocre, à l’officier félon ou au capitaine d’industrie cynique, n’est épargné. Ne reste que la camaraderie. Du grand œuvre, émouvant et magnifique.
P.R.
Au revoir là-haut, de Pierre Lemaître, Albin Michel, 567 p., 22,50 €