Henri Michaux : Au non de tous les siens

*Écrivain et journaliste, dernier ouvrage paru : “Place de l’Estrapade”…
Numéro 94 – Littérature française
Le grand auteur défendait son intégrité mentale et physique contre les agressions du dehors.
Quand Gaston Gallimard propose en 1927 à Henri Michaux de reproduire un portrait de lui en frontispice de “Qui je fus”, l’auteur réexpédie le portrait en le barrant d’une croix avec pour commentaire : NON. Premier refus d’une longue série égrenée dans ce recueil de lettres furibardes. Michaux ne veut pas de lecture publique, pas de réédition de ses textes, poche ou Pléiade, pas d’exégèse, pas de radio, pas de télé, pas d’exposition de ses lavis, pas d’adaptation de ses textes au cinéma ni au théâtre, pas de traductions, pas de ce qu’il appelle la « vedettomanie ». Il refuse « catégoriquement » de figurer dans une anthologie de poètes belges (« Enfin où vont-ils les chercher ? »). Veut-on une photo de lui ? « C’est extraordinaire, cette manie des photos. J’ai écrit pour qu’on puisse justement se passer d’une photo de moi. » Propose-t-on de le lire dans un cabaret ? Il interdit ces « exhibitions ». En 1935, Paulhan propose de soumettre “le Voyage en grande Garabagne” aux jurés du prix Jacques-Doucet : « Envoyez-les au diable ! » À son ami Jacques de Boschère, il confie sa stratégie pour lutter contre la notoriété que lui ont value “Un barbare en Asie” et “Plume” : « Procédé un : pas de réponse. Procédé deux : je vous en prie, laissez-moi dormir. » Il ajoute : « Vous aimez vous regarder dans les glaces, vous ? » Bref, l’auteur d’Ecuador veut qu’on lui foute la paix. Qu’on cesse de vouloir le rééditer : dans la crise du papier, ce n’est pas lui qui « mordra dans le stock ». En 1982, il enverra promener le président de l’Accademia dei Lincei, indifférent à son prix comme aux cent millions de lires dont il est doté.
En préface, Jean-Luc Outers voit dans ces ruades l’expression d’une « philosophie du non ». Il rappelle la terreur de Michaux à l’idée d’être enfermé dans le carcan de la notoriété, qui l’eût couché sur un lit de Procuste. Le poète cherche « une secrétaire qui sache pour lui de quarante à cinquante façons écrire non ». Il en trouvera une, ou plutôt un, en la personne de René Bertelé, directeur de collection chargé d’éconduire poliment les importuns. Bertelé tremble à chaque requête postale de son protégé. Il a probablement affaire au seul écrivain au monde capable de supplier qu’on passe ses écrits et sa personne sous silence. Alors que la plupart réclament gloire, prix, argent et publicité, ce clandestin exige qu’on le préserve de l’indécence ambiante. Il fulmine contre la société du spectacle. Sous le redoublement de l’incognito filtre le désir d’échapper à toute filiation. Contemporain des surréalistes – bien que Breton le dise « surréaliste malgré lui » –, il s’en tient à son individualisme apolitique. Que l’écriture soit une exploration de soi, et donc entraîne l’inconscient dans la ronde ne l’empêche pas de comparer l’automatisme des Champs magnétiques à de l’incontinence, au « relâchement d’un sphincter, d’une inhibition ». Moins mufle, il constate : « Je ne me vois que successivement. Je sais mal qui j’ai été ». Dans ces conditions, pourquoi étaler ce que « sa mémoire a atomisé » ? Fixe-t-on un « infini turbulent » ? Rien d’affecté dans cette fuite qui relève de l’angoisse claustrophobe. Et loin de ce sauvage l’idée de s’ériger en poète maudit. Ses livres décrivent « l’espace du dedans ». Espace limité, en dépit même des expériences mescaliniennes et haschichines : « il existe une banalité du monde visionnaire ».
Pourquoi alors en faire l’apologie ? Michaux ressemblait à Plume, son double en porte-à-faux avec le monde, en proie à une peur et à une culpabilité ontologiques, défendant coûte que coûte son intégrité mentale et physique contre les agressions du dehors. Par temps de prosélytisme, alors que les candidats aux pompons de l’automne promènent, en guise de croix, entre Lipp et la Closerie, un panneau affichant « je suis écrivain », si lourd que leur stylo en tombe, comment ne pas recommander cette salutaire leçon de ténèbres et de discrétion ?
V.L.
Donc c’est non, d’Henri Michaux, Gallimard, 208 p., 19,50 €.
*Écrivain et journaliste, dernier ouvrage paru : “Place de l’Estrapade” à la Table Ronde.