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Il y a de l’égo dans l’air !

Il y a de l’égo dans l’air !

La faiblesse d’Emmanuel Carrère est que son « je » prend trop de place.

Ce n’est pas une pensée bouleversante mais elle m’habite de plus en plus : je suis persuadé que la plupart des critiques ne lisent pas les livres dont ils parlent ou alors, pour rester aimable, en diagonale. Cette médiocre conscience professionnelle fait que cet exercice, en France, oscille entre deux conforts : on déverse l’encens ou on démolit. La nuance, la complexité, une approche à la fois bienveillante mais lucide, représentent, pour l’homme ou la femme pressée, une démarche trop épuisante. Alors les extrêmes forment un bienheureux repos. Et, pour les critiques médiocres, une manière d’occulter leur médiocrité. J’ai été longtemps surpris par les éloges systématiques dont bénéficiait un auteur comme Emmanuel Carrère, les hyperboles obligatoires que ses ouvrages semblaient susciter dès leur parution. Même un roman surfait comme “La classe de neige” avait obtenu le Prix Fémina.
Le vent, semble-t-il, a tourné. Carrère a abandonné la fiction pour l’autofiction mais en devenant aussi le chroniqueur talentueux et inspiré de la vie des autres. L’un de ses livres est annoncé avec quasiment ce titre. Ce qui fait sa force tient à sa capacité d’empathie, à sa manière à la fois profonde et fidèle de nous offrir, comme dans un écrin, la pensée d’autrui, ses sentiments, ses peurs et ses espérances. Avec, pour outil, un style simple, fluide, accessible, parfois un tantinet familier mais avec moins d’allure qu’Henry de Montherlant. Une expression ne se poussant pas du col mais cherchant seulement à aller au plus près du réel et de l’humanité qu’il s’honorait de décrire, qu’il honorait en les présentant avec cette proximité compatissante et limpide. Son dernier ouvrage “Le Royaume” a été exclu de la première liste du prix Goncourt, et évidemment beaucoup de médias de s’étonner : comment est-il possible que ce livre tant apprécié par nos critiques n’ait pas été retenu ?

D’abord, je le répète, il est clair, en ayant lu ces articles, que le livre, dans le meilleur des cas, n’a été parcouru que d’un œil et d’un esprit distraits. D’autant plus qu’il est épais et dense. Ensuite, Bernard Pivot et Antoine Perraud ont rendu, eux, un travail remarquable avec une analyse rapide pour l’un et fouillée pour l’autre. Ils ont pointé ce qui à la longue devenait la faiblesse fondamentale d’Emmanuel Carrère : son je prenait trop de place, et d’autant plus ostensiblement que l’auteur par ailleurs affichait une modestie non feinte et une conscience aiguisée de ses limites. Le système Carrère, à force, s’est dégradé en procédé et, malheureusement, l’irruption permanente de cet égo pourtant sincèrement humble crée une forme de lassitude. Il y a aussi, chez lui, une propension infantile et immature à mettre du sexe partout de manière parfois totalement incongrue. On peut aimer le sexe et les béatitudes qu’il permet sans en emplir ses pages. Veut-il se persuader ainsi qu’il est demeuré ce qu’il était, que son jaillissement est inaltéré et constituer la littérature, ses récits comme la continuation de l’amour par d’autres moyens ?

Reste que “Le Royaume” est un objet fort, puissant, atypique, imprégné d’histoire, de transcendance, de confession, d’élucidation, de grandeur et surtout d’une forme d’héroïsme dans le monde d’aujourd’hui : il essaie de faire réfléchir le lecteur, de lui apprendre quelque chose de fondamental et, pour l’essentiel du livre, de le conduire vers le haut même si Carrère s’efforce, mais avec respect et tenue, de poser sur la religion dont il était dévot hier son regard aujourd’hui d’incroyant. Roman, récit, essai, introspection : par moments il y a la finesse de Stefan Szweig dans ce Carrère heureusement provocant. Carrère dit lui-même que ce n’est pas un drame de ne pas avoir le prix Goncourt d’autant plus qu’il a été nominé par exemple pour “Limonov”. J’espère seulement qu’il n’a pas été écarté parce qu’il n’a pas été lu ou mal – sauf par Bernard Pivot – et que la gravité belle et noble de son sujet n’a pas défrisé un aréopage peu friand de ces aventures intérieures et de cette exaltation nostalgique et maîtrisée.
P.B.

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Jouhandeau-Paulhan

Le royaume, d’Emmanuel Carrère, P.O.L., 640 p., 23,90 €.

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