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Kerangal: épater les uns, emmerder les autres

Kerangal: épater les uns, emmerder les autres

Maylis de Kerangal

Numéro 90 – Franc-parler

 

En relisant “Réparer les vivants”, j’ai cru enfin saisir ce qui a fait son invraisemblable succès (le bandeau de l’édition Folio annonce fièrement : « Le livre aux dix prix littéraires ») : Maylis de Kerangal a compris que, si l’on voulait être considérée, il fallait s’adresser aux profs, aux libraires et aux bibliothécaires, c’est-à-dire de préférence à ceux qui n’y connaissent que dalle.  Pour plaire aux profs, Met l’dico dans le placard multiplie les métaphores pôaithiques : les trottoirs « s’absentent », les filles « toupillent », on a le front « ventousé » à la vitre, on lève les yeux pour « creuser la nuit au fond du bourg » (faut croire qu’on n’a vraiment rien d’autre à branler), la lumière du jour est « albugineuse », les narines sont douloureuses à force de « tuyauter l’iode et le froid », on ne commande pas un gin, on l’« appelle » (ce que répond Tonic n’est pas précisé). Pour épater les intérimaires de l’intelligence, Mélisse de Carambar étire son incipit sur une page et demie… la virtuosité vaine a toujours collé les stagiaires sur le cul. Ça ne manque pas.

 

Pour enfoncer le clou, Babyliss de Carnaval (je sais, c’est bas !) parsème l’intrigue de son exposé d’apartés philosophiques turbinés à l’agar-agar : le temps est-il linéaire, est-il en boucle ou bien en tube, ou bien prend-t-il la forme des figures décrites par le hula-hoop ? Si l’on vire les phrases qui se regardent, épatées de ne pas avoir oublié une virgule en route, il ne reste pas grand-chose à se mettre sous la dent, alors l’auteure rallonge la marinade avec des exposés wikipédiesques sur les champignons hallucinogènes, les chardonnerets maghrébins, la sexualité du personnel soignant (en respectant les quotas au poil de cul près), etc. Pour alléger la béchamel, elle affuble ses personnages de patronymes à la con : Cordélia Owl, Thomas Rémige, Emmanuel Harfand, Marthe Carrare. Et l’infusion finit tapioca. On pourrait attribuer ce succès au mauvais goût de ceux qui croient l’avoir excellent, ce serait faire l’impasse sur l’idéologie bien-pensante qui émulsionne le tout. Malice pète plus haut que son cul et tout le monde trouve que ça sent bon, mais Vaseline construit des ponts, répare les vivants, crée du lien, graisse ce qui grince, ravaude le tissu social. Si certains pensent que la littérature a partie liée avec le Mal, les autres achèteront le dernier numéro de la revue Décapage consacré à Maylis de Kerangal. Ils font ce qu’ils veulent.

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F.R.

 

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