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La merveilleuse muse de papa Schulz

La merveilleuse muse de papa Schulz

Agata Tuszynska

Numéro 87 – Littérature étrangère

Évocation d’une femme magnifique qui fut la fiancée d’un Polonais génial.

Bruno Schulz (1893-1942) est l’autre nom de la littérature polonaise du XXe siècle, avec Gombrowicz, I.B. Singer (Nobel 1978) et Milosz (Nobel 1980). C’est le moins connu des quatre (caprice de la fortune) mais non le moins fameux. Éditée par Maurice Nadeau au mitan des années 60, son œuvre n’est certes pas abondante (deux recueils de nouvelles, “Les Boutiques de Cannelle” et “Le Sanatorium au Croque-Mort”), mais elle s’est acquis la même dévotion que celle de Kafka, auquel on le compare souvent (Schulz traduit “Le Procès” en 1936) : même tentation du fantastique et du merveilleux quotidiens, prosaïques, même origine juive, même culture allemande (la géographie est susceptible de fantaisie, alors, comme l’on sait), même existence effacée, même complexe du père et de l’échec, même solitude, même tentative pour s’en évader – et même obsession de l’art comme salut. À quoi s’ajoute, chez Schulz, une sensualité un peu trouble (lecteur de Sacher-Masoch), un amour inconditionnel de Thomas Mann et de Rilke. Et la reconnaissance de Gombrowicz, qui voit en lui « un génie ».

Agata Tuszynska ressuscite sa « fiancée », occasion de l’évocation d’une femme magnifique, docteur en philologie, juive convertie au catholicisme, amoureuse, et d’un portrait oblique de Schulz, de treize ans son aîné : « Juna fut entre 1933 et 1937 la fiancée de Bruno Schulz, peintre et écrivain de génie, âme tourmentée, assassiné par un S.S., d’une balle dans la nuque, en 1942, dans sa ville natale (et théâtre de ses nouvelles) : Drohobycz. Elle fut sa compagne et sa muse. Mais Bruno Schulz était incapable d’aimer, sinon de vivre. Accaparé par sa seule véritable passion – son œuvre – il devait inexorablement s’éloigner de Juna, et du monde. Elle ne l’oublia jamais, et continua de vivre avec son fantôme jusqu’à sa propre disparition, en 1991. De cette histoire, elle ne dit rien, à personne, pendant près d’un demi-siècle. Après-guerre, à la rubrique « état civil » des formulaires, elle écrivait « seule ». Voilà pour les faits. »

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C’est le début de la déclaration d’intention d’Agata Tuszynska. Lisez-la : elle a su trouver les mots, et le ton, pour dire cet amour, et cette œuvre, si simple, si onirique aussi, si obsessionnellement entée sur sa province natale et son enfance qu’elle rejoint l’universel du Manosque de Giono, du Malagar de Mauriac, de la rue Krochmalna de Singer, ou du comté mythique de Yoknapatawpha de Faulkner. Toujours la fameuse phrase de Flaubert : « Pour qu’une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder assez longtemps ». Assez longtemps – mais pas suffisamment pour Schulz, mort prématurément, riche de promesses qui sont aujourd’hui des regrets.
F.K.

La fiancée de Bruno Schulz, d’Agata Tuszinska, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, Grasset, 400 p., 22 €.
Récits du treizième mois, de Bruno Schulz, l’intégralité de l’œuvre de fiction dans une nouvelle traduction d’Alain van Crugten, LE traducteur de Schulz, éd. L’Âge d’Homme.

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