La vie contrariée de l’indomptable Elvire

Toute la littérature, rien que la littérature
Madame de Brissac est une romancière qui a quitté la farce du journalisme pour le sérieux de la vie des bois.
« J’assistais à la disparition de mon enfance, je la voyais s’enfoncer comme je voyais le soleil disparaître chaque soir, dans l’or des blés, je découvrais l’inexorable, mot qui vient d’oraison et d’os, la bouche, mot qui signifie qu’aucune plainte, aucune prière ne pourra faire revenir le temps. Les ailes d’Icare se détachaient de mes flancs, j’entrais dans le moment de ma vie que j’ai le plus détesté, l’adolescence. » – Quel roman ne dissimule une part de biographie, si trafiquée soit-elle ? C’est par là que “La Corde et le vent” est un roman, même s’il en a peu les caractéristiques, étant plus proche du récit ou plus simplement de la chronique.
On suit comme l’on peut les arcanes de la famille Boussoglou, ses hérédités, ses secrets d’alcôve, ses existences fragiles, ballotées comme la destinée même de ce monde qui, disait Tocqueville, « marche par les faits, mais souvent au rebours des volontés qui la produisent semblable au cerf-volant qui chemine par l’action opposée du vent et de la corde ». Le vent, c’est la révolution ; la corde, c’est la réaction. L’auteur évoque sa brève carrière journalistique, traversée par les « événements » de mai 68 : « Ces journées ont fait de cette charmante cité qu’est Paris au mois de mai une sorte d’omelette jaune qui sent le brûlé. Plus un étranger, des détritus, plus un autobus, sauf sur le toit. La Sorbonne est devenue un lieu de pèlerinage pour Parisiens. (…) Le parti communiste est fort embarrassé, il n’est pas sûr que là-bas, à Moscou, on apprécie beaucoup le cancan… » Le récit s’enrichit de quelques piques contre le général de Gaulle (c’est de famille).
La brève carrière journalistique où l’on croit reconnaître “le Monde” et André Fontaine nous vaut quelques descriptions piquantes. Mais la réponse de la charmante Elvire est cinglante : « Et nous, qui sommes-nous pour rendre compte de ces choses ? Des guetteurs ? Des violeurs de morgue, d’hospices, de stades, de bidonvilles, de loges de concierge plastiquées ? (…) Nous sommes les maigres chiens de l’information, nous obéissons exclusivement au fait. Mais qu’est-ce qui nous fait dire qu’un fait est un fait, pas une nouvelle tendancieuse, pas le rayon de nos yeux ? » L’auteur, ses précédents romans nous l’ont appris, est une femme qui appartient d’abord à son terroir. Les histoires de famille la tourmentent, le printemps bat sa femme. Elle avait deux grand’mères, une qui baisait et une qui ne baisait pas.
Cela créa quelque désordre. On n’apprend ces choses qu’à la sauvette. Elvire de Brissac est une romancière née qui semble avoir un trousseau de clefs caché dans un manchon de la belle époque. Elle étend ce talent à l’art du récit. Pour elle, le mystère des êtres rejoint celui des forêts, la solitude des êtres celle des arbres, qu’elle marque quand vient l’âge. Définition officielle de l’auteur : « forestière et écrivain ». Il y a belle lurette qu’elle a quitté le journalisme parisien pour le sérieux de la vie des bois, où elle pactise avec la rébellion, une rébellion qu’elle apprivoise par l’écriture qui se fait parfois énigmatique. L’auteur tente une fois de plus une échappée vers le mythe jüngerien du « recours aux forêts », son imaginaire lutte avec une angoisse jamais nommée, le lien de parenté. Un très bel exercice de style.
P.S.R.
La corde et le vent, d’Elvire de Brissac, Grasset, collection Roman, 216 p., 18 €.
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