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L’adieu à un roi

L’adieu à un roi

Avec Pierre Schoendoerffer et Patrick Forestier, voilà une étonnante succession de récits qui se recoupent, se complètent et s’interrogent.

En ces temps bizarres où le Principe de Précaution amène tout un peuple à vivre sous le même parapluie en cultivant la peur de tout et du reste, le seul fait d’aller risquer sa vie pour raconter la guerre des autres apparaît comme un acte de pure folie. Or c’est au contraire une vocation très réfléchie : il faut avoir du bon sens, de la prudence, traverser entre les clous, réfléchir avant de sauter, croire avec ferveur que la chance fera le reste… l’ennui étant que tout cela est oublié dès que le « sujet » pointe son museau au coin de la rue et que l’on fonce dedans, les yeux grands ouverts, parce que c’est irrésistible, c’est exaltant, c’est même ensorcelant, ça fait battre le cœur et la cervelle… les plus possédés étant souvent les chasseurs d’images. Pierre Schoendoerffer était de ceux-là, le mysticisme en plus ! “La Guerre dans Les Yeux” est un titre parfait parce qu’il décrit précisément le contenu du livre. C’est une évocation à deux voix et surtout l’échange de deux regards entre ces voyageurs de l’extrême : Patrick Forestier, grand reporter et écrivain qui a tout vu du monde et de ses désordres pour Paris Match et Pierre Schoendoerffer, marin, soldat, caméraman des champs de bataille, puis écrivain, documentariste, metteur en scène, et enfin membre de l’Institut, tel que je me souviens de lui le jour de son entrée à l’Académie, mince, droit, élégant et portant l’épée avec un naturel rarement aperçu sous la coupole.

Ce livre est une succession de récits qui se recoupent, se complètent et s’interrogent. Les deux raconteurs se renvoient la balle d’une guerre à l’autre, d’une émotion à l’autre. Leurs souvenirs cumulés s’étagent sur soixante-cinq années de l’histoire du monde et de ses folies meurtrières. Ils ne jugent pas, ils racontent et c’est presque avec étonnement qu’ils en viennent à constater que l’horreur s’exerce avec toujours plus d’invention, toujours plus de cruauté et de sauvagerie mises au service du fanatisme et de la bêtise à front de bœuf. Heureusement qu’en lisière de ces boucheries répétitives et arrivant comme une brise dans un jour de canicule, ils évoquent aussi la générosité et l’héroïsme qui viennent soudain ennoblir un geste ou une cause. C’est un livre riche en évènements évoqués de manière d’autant plus prenante qu’elle s’exprime en peu de mots. Les correspondants de guerre sont des taiseux notoires. Que ce soit en littérature ou entre confrères, ils se racontent avec retenue, de manière linéaire, sans fioritures ni effets de syntaxe : l’histoire avant tout ! Et c’est ce qui fait la générosité de cet ouvrage : l’histoire, le paradoxe et la relativité des choses dont on pourrait dire qu’elle est la constante essentielle de ce métier. Tous les grands reporters reconnaissent être entrés dans la carrière par la lecture et ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent : Stevenson, Melville, Conrad, Kessel, Kipling et parfois même Bibi Fricotin pour les plus précoces.

En 1945, Pierre Schoendoerffer enrage d’avoir « raté » l’aventure de la guerre, mais il a déjà lu Conrad. Il parvient donc à se faire engager comme matelot à bord du Anita Hans, un vieux caboteur suédois qui traite avec tous les ports de la Baltique. La mer, c’est déjà l’aventure. De son côté, Patrick Forestier a lu “Le grand Cirque” de Pierre Closterman et il n’imagine pas d’autre carrière que celle de pilote de chasse. Il ne va pas tarder à comprendre que sa brouille irréversible avec les mathématiques lui interdit l’Ecole de l’Air. Plus tard, il obtiendra tout de même son brevet de pilote parce que le ciel et les nuages, c’est aussi l’aventure… même et surtout aux commandes d’un Piper Cub qui avance à peine plus vite qu’une bicyclette. Une nuit, en mer Baltique, alors qu’il est de quart, seul à la barre du Anita Hans, Schoendoerffer vit son épiphanie : « Je venais de lire “Fortune Carrée” de Kessel et là, tout seul à la barre du rafiot, je me disais que moi aussi je voulais raconter de belles et grandes histoires. Je ne me voyais pas écrivain. Il était déjà trop tard pour devenir artiste, peintre ou musicien. Restait le cinéma. J’étais beaucoup allé au cinéma. Je me disais que ça ne devait pas être trop difficile. » Deux semaines plus tard, il quitte le bateau et ses ambitions de capitaine au long cours. Il va « apprendre » le cinéma par tous les moyens et même les plus inattendus.

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De son côté, Patrick Forestier a vécu sa propre épiphanie en Afrique et il ne s’en est pas remis. Ce continent l’a tour à tour étonné, terrifié, passionné, il s’en est épris comme d’une amante bien qu’en marge des bonheurs rencontrés, cette gueuse lui ai fait vivre quelques horreurs propres à alimenter les cauchemars de tout une vie. Parfois, on a le sentiment qu’il en parle avec les yeux fermés. Ce qui m’enchante, c’est la manière dont Schoendoerffer est entré dans la carrière. Un jour de mars 1952, un article du Figaro évoque le souvenir du caméraman Georges Kowal tué en Indochine lors d’une opération. Schoendoerffer n’hésite pas. Il téléphone au Figaro et annonce qu’il veut se rendre en Indochine pour remplacer Georges Kowal… espérant peut-être que devant un tel enthousiasme, la direction du journal lui offrira le billet d’avion. Une secrétaire le calme et lui explique qu’il doit plutôt s’engager dans l’armée, se porter volontaire pour l’Indochine et demander à être affecté au Service cinématographique des Armées. Et c’est ce qu’il fait dès le lendemain. Le reste est l’histoire d’une vie étonnante qui le mène de Diên Biên Phù à Hollywood pour la remise de son Oscar… et plus loin encore ! J’ai vécu un moment étrange en refermant ce livre. Pierre nous a quittés depuis peu de temps et les pages que je venais de lire me le rendaient si présent qu’il m’est venu l’envie de l’appeler pour en parler. J’avançais déjà la main vers l’appareil lorsque je me suis souvenu qu’il n’y pas de téléphone au Paradis.
S.L.

La guerre dans les yeux, de Pierre Schoendoerffer et Patrick Forestier, Grasset, 344p., 20,90 €.

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