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Le triomphe de la biographie

Le triomphe de la biographie

Proust, Lawrence d’Arabie, Henri III, Guillaume II, et plein d’autres, ils sont tous bios comme des camions !

Niveleuse, égalitariste. Telle est, chez nous, la pensée dominante. Le héros la hérisse. Son idéal, que pas une tête ne dépasse. Sa phobie, le particulier. Elle le noie dans le général, le dissout, l’anéantit. Lui dénie toute influence. Elle raisonne par catégories. C’est la faute de l’École des Annales qui a déclaré la guerre à l’histoire événementielle. Et, par voie de conséquence, à ses acteurs. Il est aujourd’hui question de faire passer à la trappe, dans les programmes scolaires, certains d’entre eux, et non des moindres : Jeanne d’Arc, Napoléon. On les remplacera par des abstractions grandioses. Des mouvements d’idées. Ainsi va le progrès de l’intelligence. Pourtant, la biographie remonte à la plus haute antiquité. Parmi les premiers champions du genre, Suétone et Plutarque, l’auteur de la Vie des hommes illustres (« Mieux vaut Plutarque ? Jamais ! », dicton latin résolument apocryphe, attribué à ses détracteurs). Elle a prospéré au fil des siècles. Les Américains s’en sont fait les champions méticuleux. Ils en nourrissent d’impressionnants pavés. De la moindre note de blanchisseuse, ils tirent un chapitre entier. Nombreux, chez nous, ceux qui tentent de les égaler. C’est que les peuples ont besoin d’admirer. Et même de s’identifier à un modèle. La vie des grands les fascine. Des grands et des moins grands, pourvu que la célébrité les ait effleurés de son aile. D’où le succès actuel des vies de stars, du cinéma ou du sport. Le genre ne s’est jamais mieux porté. Il embrasse les plus vastes domaines. Avec des bonheurs divers. Parfois, une complaisance certaine envers le voyeurisme.

C’est pourquoi, parmi les productions récentes, on ne retiendra ici que la fine fleur.Et d’abord Michel Erman. Il n’en finit pas d’explorer Proust, en tout sens, sous toutes les coutures. Il voit en lui « un être terrifiant et tragique », subit de sa part une fascination qu’il fait partager à son lecteur. Le centenaire du “Côté de chez Swann” lui fournit l’occasion de donner une nouvelle édition, revue et corrigée, de son “Marcel Proust” paru chez Fayard en 1994. Entreprise en tous points louable. Elle replace l’homme et l’œuvre dans le contexte social et politique (l’affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale), montre l’originalité de l’une et de l’autre, insiste sur le sentiment du tragique qui animait l’auteur de la “Recherche”. Peu de points communs entre Proust et Lawrence d’Arabie, sinon un penchant pour les éphèbes et les garçons de bains. À la vie confinée du premier, s’oppose l’existence aventureuse, voire tumultueuse de l’autre. Michel Renouard consacre à ce dernier un essai qui vient grossir la copieuse collection Folio Biographies de Gallimard. Encore une réussite. Le biographe ne cèle rien de « cet homme discret, compétent, généreux, toujours souriant, d’humeur égale et humble ». Il a le mérite de faire litière d’un certain nombre de légendes et, surtout, de ne pas chercher à élucider les zones d’ombre lorsque rien ne lui permet d’étayer ses hypothèses. Autant dire qu’il ne tente pas de percer à jour un personnage dont subsiste une bonne part de mystère.

On ne cèdera pas à la tentation facile d’enchaîner avec la biographie d’Henri III, amateur, comme on sait, de bilboquet et de mignons. Cette mauvaise langue d’Alexandre Dumas n’est pas étranger à la fâcheuse réputation qui lui reste attachée. Dieu merci, Michel Pernot rétablit la vérité historique. Son “Henri III, le Roi Décrié” est une réhabilitation brillante, érudite, précise jusqu’à la minutie, d’un souverain « épris de paix (…), doté d’une réelle intelligence politique. » Même acuité d’analyse chez Charles Zorgbibe. Même capacité de replacer son sujet dans un vaste contexte. “Guillaume II, le dernier empereur allemand”, apparaît sous sa plume comme un être plein de contrastes. Une intelligence rapide, une inclination à la paix, mais une fragilité à la fois physique et nerveuse. En toile de fond, le rêve hégémonique de l’Allemagne que viendra briser le premier conflit mondial. Un essai qui fera, à coup sûr, référence.
J.A.

Voir également

Marcel Proust, une biographie, de Michel Erman, la Table Ronde, 374 p., 8,70 €.
Lawrence d’Arabie, de Michel Renouard, Folio biographies, 312 p., 8,70 €.
Henri III, le Roi Décrié, de Michel Pernot, de Fallois, 478 p., 25 €.
Guillaume II, le dernier empereur allemand, de Charles Zorgbibe, de Fallois, 398 p., 24 €.

Voir les commentaires (2)
  • Bonjour et bonne année 2014 ! J’aimerais beaucoup vous suivre dans ce que vous dites de la biographie de T.E. Lawrence, mais il y a trop de sur-place, de redites, de déjà lu : aucune avancée sur la véritable identité de S.A. toujours paresseusement associée à la personne de Dahoum (Selim Ahmed) et aucune explication profonde et cohérente sur le grand retournement de 1922. On répète trop que c’est le dégoût de n’avoir pu satisfaire les Arabes – et surtout les Syriens qu’il rêvait de voir dirigés par Faysal – qui expliquerait son renoncement à toute publique et son engagement comme simple soldat dans la RAF. C’est trop vite dit (et trop redit) : la vraie raison est personnelle et familiale ; le temps confirmera cela et réduira les hypothèses sur une explication purement politique de la vie plus ou moins anonyme que choisit de vivre T.E. Lawrence sous les noms de Ross puis de T.E. Shaw. Les héros sont avant tout des hommes : cessons de leur prêter des intentions plus nobles qu’ils n’eurent dans la réalité ; relisons leurs textes, prenons du recul et ouvrons les yeux. Jean Beraud Villars avait raison de me dire qu’il fallait ne pas se fier aux légendes en ce qui concerne Lawrence, mais un temps viendra où l’on regardera les choses d’un autre œil.
    Bon cela dit, Renouard a écrit un beau portrait de Lawrence et vous avez raison d’en recommander la lecture. J’ai éprouvé comme vous un grand plaisir à le lire, simplement je ne comprends pas pourquoi on ne tient pas la correspondance de Lawrence et ce qu’il dit sur sa mère pour le révélateur de ses problèmes, alors qu’il dit les choses sans détour et tente même de les analyser. Et c’est de cela qu’il est question dans mon propre travail, et cela me paraît central, car ça l’était pour Lawrence (devenu Shaw par rejet d’un nom qui était celui du père de sa mère). C’était ce qui le taraudait : il a assez insisté là-dessus pour que l’on se permette de l’ignorer. Ou alors c’est que l’on a peur de réduire un grand homme au simple état d’homme, ce que sont aussi les grands hommes, et ce qui ne retire rien à leur grandeur.
    François Sarindar

  • Je partage en tout point votre idée qu’il ne faut pas laisser nos « héros » disparaître de nos souvenirs et de l’Histoire enseignée ; c’est bien au contraire en continuant à leur donner leur place que l’on parviendra à avancer sur le chemin de la destinée humaine, car nous sommes les chaînons d’une grande famille dont pas un seul membre ne mérite d’être oublié.
    Simplement, gardons-nous de faire de nos grands hommes des demi-dieux car aucun ne le fut, et la lumière doit être jetée aussi sur leur part d’ombre, sinon l’Histoire risque de n’être qu’un mythe ou un conservatoire de légendes.
    C’est sur ce point que je m’éloigne de votre analyse.
    Ne m’en veillez pas. Car j’ai apprécié votre coup de colère contre la dépréciation des grands hommes, Jeanne la Pucelle et Napoléon en tête.
    François Sarindar

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