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Lucian Freud, le bad boy

Lucian Freud, le bad boy

Une surprenante biographie sur le petit-fils du tellement contesté Sigmund.

Par un étrange paradoxe, la vie de Lucian Freud – le petit-fils du juif le plus important d’Europe – se termina par un enterrement catholique en grande pompe, alors qu’il avait manifesté le souhait qu’on jette son corps enveloppé dans un sac dans un canal proche de Londres. Son meilleur ami, Frank Auerbach, fit exactement ce que Lucian aurait fait lui-même (et ce que j’aurais fait moi-même, songeant aux cérémonies religieuses grotesques qui suivirent la mort de Cioran) : il resta dans son atelier. Quand son futur biographe, Geordie Greig, lui proposa de faire sa connaissance, Lucian Freud lui envoya ce simple mot : « L’idée de vous accorder une interview me fait vomir. » Il en fallait plus pour décourager Geordie Greig : il devint au fil des ans un intime de Lucian et écrivit la biographie la plus surprenante du peintre qu’il admirait le plus. Elle deviendra un classique, comme celle que fit James Boswell de Samuel Jonhson.

Avec un biographe tel que Geordie Greig, il n’est même pas nécessaire d’avoir du talent : il vous en prête à profusion et vous place d’emblée dans la mythologie de votre temps. Lucian Freud, par ailleurs, avait du génie. Il le mit dans sa vie si proche de celle d’une rock-star, dans sa sexualité intempestive (« Est-ce le meilleur amant de tous les temps ? », titrait le Daily Mail) et, bien sûr, dans sa peinture. Très jeune déjà, il aspirait à la gloire. Rien ne le retiendrait : ni la fidélité, ni la peur, ni sa famille (il éprouvait une répulsion pour sa mère). « Son inflexible ambition n’avait d’égale que la magie de son charme et tous deux furent impitoyablement utilisés pour concourir à son but : se mesurer aux plus grands artistes de tous les temps et mener une vie libre de tout scrupule… », écrit Geordie Greig. Ses peintres préférés étaient Rembrandt et Vélasquez. Avec Francis Bacon, il débinait Jackson Pollock et les peintres abstraits. Il voulait être le plus grand peintre figuratif de son temps : un artiste qui repousserait les limites, artistiques autant que sexuelles. Sa vie et son art ne faisaient qu’un.

Avec ses yeux bleus, son accent allemand, son esprit acéré, son égoïsme impitoyable, il était susceptible de séduire n’importe qui, à commencer par Greta Garbo ou Marlène Dietrich et même Kate Moss et Keira Knightley plus tardivement. Il aimait les femmes, mais jamais assez pour rester avec une seule. Le présent dévorait tout pour lui. Il eut une cinquantaine d’enfants et en reconnut une dizaine. Il fréquentait volontiers la pègre et les salons de jeux. Bien plus proche d’Oscar Wilde que de son austère grand-père. Il trouvait d’ailleurs ridicule qu’on établisse le moindre lien entre lui et Sigmund. Il pensait que trop d’analyse menait à la paralysie. Il était non seulement inconstant, brutal, bagarreur, mais aussi sans le moindre scrupule. Poussant la provocation jusqu’à tenir des propos antisémites. Il disait que tous les vrais plaisirs sont solitaires et payait des gangsters pour protéger sa vie privée. Il fallut trente ans à son biographe pour en démêler les fils. Naipaul a dit de Geordie Greig qu’il est devenu avec ses “Rendez-vous avec Lucian Freud” un des maîtres dans l’art de la biographie. Je confirme.
R.J.

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Rendez-vous avec Lucian Freud, de Geordie Greig, traduit de l’anglais par Michel Marny, Christian Bourgois, 280 p., 25 €.

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