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Maylis de Kerangal, La barbaque à visage humain

Maylis de Kerangal, La barbaque à visage humain

L’auteur allume le four à 160 degrés et balance tout son monde dedans.

« Je ne veux pas qu’ils ouvrent son corps, qu’ils le dépiautent, je ne veux pas qu’ils le vident… » dit le père. « Mais les yeux, on ne prend pas les yeux, n’est-ce pas ? » dit la mère. Les yeux, ce sont les yeux de Simon, le fils. Un beau jeune homme de 19 ans, qui, en rentrant d’une session de surf sur un « spot » de la mer du Nord a été tué, dans le « van », sur une route trop étroite. Il gît encore chaud, dans une chambre d’hôpital, et un médecin précautionneux, lent, calme, s’efforce de recueillir le consentement des parents au prélèvement des organes – « magnifiques » – de leur enfant. “Réparer les vivants” de Maylis de Kerangal est le roman d’une transplantation cardiaque, d’un petit matin à un autre. Ni reportage, ni récit, ni document ou je ne sais quelle catégorie de l’écriture.

Mais la plénitude des outils de la fiction littéraire et de la langue pour ces 24 heures tragiques : et paradoxalement un des plus beaux romans de ces dix dernières années, un des plus stimulants pour l’esprit, affronté au crépuscule contemporain… En effet, entre une aube de février – il est 5 h 50 sur la crête d’une grande vague glaciale face aux falaises de la côte – et l’aube suivante – il est 5 heures 49 quand le cœur est explanté de la cage thoracique de Simon Limbres pour être acheminé vers la cage thoracique de Claire Méjéan, la receveuse – alors la séparation des vivants et des morts est comme abolie. C’est un miracle, ce cœur de « mâle » qui va battre dans une poitrine de « femelle ».

Oui, je sais, quand les bons sentiments tripotent dans le même lit les hanches de la littérature, le fiasco n’est pas loin… Mais enfin, voyez-vous, dans toute cette histoire ce n’est pas de la barbaque qui est découpée au tranchoir, c’est de l’homme… Le génie humain dirige la manœuvre : les chirurgiens sont nos frères. Maylis de Kerangal allume le four à 160 degrés : et elle balance tout son monde dedans. Avec sexes rougeoyants d’impatience, déprime à la « cafet’ », ordre parfait de la chaîne professionnelle du plus haut « savoir » au plus infime « faire », rumeur du match France-Italie au Stade de France, portable trop muet, vomissures, logiciel cruel et précieux, souffrance sans fond dans les couloirs de « l’hosto », nuit américaine, aurore…

Ainsi, Juliette la fiancée de Simon qui vient de filer vers les houles océanes, il est 4 heures du matin : « je suis la femme qui reste après l’amour, quand l’homme, lui, s’en va jouir du monde ». Ainsi le père et la mère, sidérés, qui écoutent battre le cœur de leur fils étendu sur son matelas d’hôpital et caressent, timidement, sa peau chaude sous les doigts : « il est mort », répète l’interne. Sidérés. C’est la mort cérébrale qui définit la mort… Ainsi ce dernier geste : des écouteurs stérilisés sont insérés dans les oreilles de Simon, piste A du baladeur, souffle de la vague en formation, là-bas à l’horizon, et puis Harfang, le grand patron : « allez, clampage ! ». C’est fini…

Dans “Naissance d’un pont”, Kerangal racontait le chantier gigantesque de construction d’un ouvrage d’art. Elle raconte souvent cela : un collectif humain au travail, âpre et solidaire. Et dans chacun de ses romans elle apporte un soin particulier à l’ordre des noms propres des personnages. Elle est proustienne. Cette Cordélia Owl, par exemple, une infirmière, ce prénom chantant de féminité latine, de lingère légère, associé à ce patronyme de spectre bleui qui règne dans quelque fjord glacé.

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Et le docteur Pierre Révol, du département « réa » (réanimation), Révol qui vous conduit tout droit vers révolver, ou plus loin encore vers révolution, après le site révolte, à moins qu’il ne s’agisse de vol d’organes, ou du vol du bourdon, on n’en finit pas… Même Harfang, le dernier leader de la grande dynastie hospitalière aussi ancienne que leur hôtel de l’avenue Foch, Harfang, ça sonne prussien, avec ce « h » initial, un « h » aspiré qui aspire quoi ? Qui aspire le monde et ses sujets ? Marcel Proust encourageait ainsi le romancier : « supporter son livre comme une fatigue, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le créer comme un monde… » C’est bien ça.
C.C.

Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal, Verticales, 288 p., 18,90 €.

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