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Poutine et les tsars

Poutine et les tsars

L’homme aux multiples visages s’inscrit dans la tradition byzantine des souverains russes.

Il a visiblement appris à jouer de nombreux rôles. Il avait jusqu’alors donné l’image d’un homme excellant dans l’art de brouiller les pistes. Ce fut du moins l’impression qui me vint à l’esprit quand, au début des années 1990, à Saint-Pétersbourg, j’eus l’occasion de l’observer pour la première fois en privé. Le chef du Kremlin occupe l’ensemble du spectre politique, cultivant avec aisance une formidable ambiguïté. Il assume sans problème le passé soviétique et l’histoire de l’empire des tsars ; il est nationaliste et universaliste, progressiste et passéiste, étatiste et libéral. Dans sa démarche, il s’appuie sur un argument de taille, affirmant que, sous sa houlette, la Russie est devenue un état « riche et respecté » : « Le peuple russe possède une longue tradition de tsars forts ».

Cette année, à l’occasion du 400e anniversaire de la dynastie des Romanov, il a joué avec finesse en induisant la référence idéologique à l’empire des tsars comme symbole de l’ordre et de la grandeur du pays. En mettant la haute main sur tous les joyaux de l’empire, son clan semble renouer avec la tradition autocratique. Dans la plus grande opacité, il dirige à la fois le pétrole et le gaz, l’industrie de l’armement et les télécoms, les mines d’or et les grandes chaînes de télévisions, la banque centrale, le Parlement, l’armée et les services secrets, la police et les régions… Pour éviter la catastrophe nationale, Poutine a préconisé un seul antidote : la renaissance des structures étatiques, détruites par le chaos postcommuniste. On voit ici le pont historique établi par Poutine qui se voit lui-même en réincarnation du premier des Romanov, choisi par la Providence pour sauver le pays après le temps des troubles « post-communistes », au nom de la grandeur de la Russie. L’autre analogie entre Poutine et les grands tsars, c’est son christianisme assumé. La vision chrétienne de la chose publique est basée non pas sur l’affrontement entre une majorité et une opposition, mais sur l’idée de concorde et de cause commune. Fidèle à la tradition tsariste, Poutine considère que la vie démocratique est devenue en Occident une sorte de délassement. « On y joue à la démocratie pour la galerie. » Mais il croit au fond que l’Europe et l’Amérique sont plus oligarchiques encore que la Russie. Certes, le Kremlin s’efforce avec difficulté de « museler » ses oligarques, alors que les pays occidentaux sont de plus en plus dépendants de l’argent.

En assumant sa politique en Syrie, Poutine se place dans la rhétorique tsariste de soutien de tous les chrétiens d’Orient qui, selon lui, ont été lâchement abandonnés par l’Occident au profit du soutien aveugle des extrémistes islamistes. La nouvelle identité nationale de la Russie est celle d’un peuple bâtisseur d’empire – russe, tsariste puis soviétique –, diluée en quelque sorte dans l’identité soviétique, et qui semble puiser sa source principale dans l’allégeance à l’État. L’essence de ce concept trouve ses racines au milieu du XIXe siècle, dans une forme d’organisation étatique caractérisée par un pouvoir central puissant, un mécanisme efficace de succession sur le trône des tsars et la présence d’un dirigeant fort, marqué par l’influence de l’orthodoxie devenue de facto l’idéologie étatique de la Russie postsoviétique. Comme à l’époque des premiers Romanov, le patron de l’Église orthodoxe russe joue le rôle éminent de copilote du gigantesque bateau russe.

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Le patriarche Kirill est devenu sans conteste un grand acteur politique charismatique. « N’écoutez pas les provocateurs, restez à la maison et priez », lance-t-il à la télévision en février 2012, à la veille des manifestations organisées contre les fraudes aux élections législatives. « Les droits de l’homme sont un prétexte aux insultes contre les valeurs nationales », ajoute-t-il. Une petite phrase ô combien symbolique fut lâchée lors d’une rencontre avec Vladimir Poutine : « Votre présidence est un miracle »… Il y a quatre cents ans, l’élection du premier tsar de la dynastie des Romanov avait également été présentée par l’Église orthodoxe comme un miracle… En 1991, on a pensé à la « fin de l’histoire », selon la célèbre formule de Fukuyama. C’est l’histoire des tsars qui est sans fin.
V.F.

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