Prokofiev et Staline

Le roman d’un génie musical qui s’est fait blouser par le camarade Iossif Djougachvili.
De combien d’artistes le communisme a-t-il crevé les yeux ? La palme de l’aveuglement revient sans aucun doute à Serge Prokofiev. Si on ne compte plus les artistes et les écrivains qui ont fait du frotti-frotta avec le régime nazi pour continuer de produire, ils sont plutôt rares ceux qui ont renoncé à la liberté de créer et à la reconnaissance publique pour subir les diktats des sbires d’un dictateur. Je n’en connais aucun qui depuis la France ou les États-Unis est retourné dans l’Allemagne nazie. Là où Hitler a échoué, Staline a réussi. Serge Prokofiev, pianiste et compositeur reconnu entre les deux guerres à l’égal de Stravinsky, ce rival honni, est reparti en 1936 avec sa famille vivre à Moscou, à l’appel de Staline. Le « Mozart du XXe siècle » s’est jeté dans la gueule du loup pour ne plus jamais en sortir.
Le plus triste de l’histoire, c’est qu’il a entraîné dans sa chute Lina, son épouse pourtant bafouée et abandonnée, qui sera déportée en Sibérie sur ordre du sinistre Jdanov. Le roman reprend quelques épisodes de la vie de Prokofiev à travers des rencontres marquantes : Poulenc (qui le mettra en garde contre Staline), Richter, Chostakovitch, Jdanov (un artiste dans son genre, passé maître dans l’art d’extorquer des aveux), un journaliste inculte (non, ce n’est pas un pléonasme !) ou le camarade-directeur de l’Union des Compositeurs (Monsieur Je-mouille-mon-Falzar). Au fil des chapitres, se dessine le portrait d’un homme orgueilleux, exigeant, mari infidèle, mauvais père, ami cynique, dandy menant grand train avant de tomber dans la misère. Bref, un génie qui a tout sacrifié à son art. Son retour en URSS relève probablement de ce désir impérieux de donner le meilleur de lui-même devant une partition. Le chemin de croix pour toucher le Divin. “Dans la gueule de loup”, (trop) petit roman, est un pur bonheur de lecture, qui débouche sur une réflexion sur les mystères de la création lorsqu’elle tutoie les plus hauts sommets, inaccessibles aux nains qui se satisfont du ras des pâquerettes. Devant la gloire posthume de son persécuté, Staline doit bien se marrer. Ou écumer de rage.
J.-M. L.
Dans la gueule du loup, d’Olivier Bellamy, Buchet-Chastel, 182 p., 15 €.