Se débarrasser de Proust et Céline ?

La littérature contemporaine n’a peut-être pas l’humilité de se donner des modèles majeurs.
Il me semble que le débat récent, réactualisé à l’occasion du centenaire de « Du côté de chez Swann », autour de la question relative à l’héritage proustien dans la littérature contemporaine -comment se débarrasser de Proust ?- repose sur une idée reçue, une perception erronée du rôle occupé par une œuvre comme « A la Recherche du temps perdu », peu lue en dehors de l’université, dont les quelques épigones demeurent en minorité visible dans le paysage littéraire de ce début de XXIème siècle. La question serait, à mon sens, de se demander pourquoi vouloir se débarrasser de Proust qui a cessé d’être un modèle pour les écrivains contemporains ? Un examen attentif montre bien, en effet, que la littérature dominant ce paysage est oralisante, célinienne, écrite au présent, singulative (qui raconte une fois ce qui s’est passé une fois), et qu’elle s’écrit contre la littérature itérative proustienne qui, synthétique, intellectuelle, analytique, soucieuse de capter l’essence du monde, raconte, elle, une fois ce qui s’est passé plusieurs fois : l’écriture ne s’est pas proustisée, elle s’est célinisée.
On est passé d’une écriture rationnelle à une écriture émotionnelle, d’une écriture de l’intellection à une écriture de l’expression, de la musique à la chanson, du style à la voix narrative. Plus que de Proust, c’est de Céline, plutôt, modèle scriptural plus accessible, formellement plus consommable, dont il faudrait songer à se débarrasser Plus judicieux serait ainsi de se demander, sur la base de ce constat, pourquoi Proust continue de faire de l’ombre, et, en conséquence, pourquoi il dérange encore, étant si peu représenté. Les écrivains se sont débarrassés de Proust depuis qu’ils ont cessé d’envisager le style comme une valeur littéraire et qu’ils se contentent d’oraliser l’écriture, selon le procédé de ce que Roland Barthes nommait la « verbalisation immédiate ». On trouvera malhonnête de fustiger l’académisme hérité de Proust et l’esthétique du Beau qui en découle, sachant qu’il est toujours plus aisé de dé(cons)truire que de construire, d’esthétiser que d’inesthétiser, sachant surtout que, de même qu’il faut maîtriser le dessin pour s’abstraire de la forme en peinture, l’on ne saurait, en écriture, dépasser l’académisme sans se l’être d’abord approprié, le contester sans l’avoir assimilé.
La littérature contemporaine n’a ni le temps d’apprendre l’académisme, ni l’humilité de se donner des modèles majeurs, littérairement les plus exigeants. Je souscris volontiers à l’écriture oralisée lorsqu’elle procède d’une évolution littéraire témoignant une assimilation de l’académisme (Duras), non lorsqu’elle est pratiquée d’emblée. A fustiger l’académisme, on s’en recrée un autre, marchand, formaté pour notre société de consommation, une litteraturacademy faite par ceux qui, prisonniers d’autres activités, n’ont guère le temps de se consacrer à la littérature, ou, peu formés à la littérature, font de l’écriture un hobby, non un travail patient. Prendre Proust pour modèle, c’est faire de la littérature une religion, c’est choisir l’excellence, l’exigence absolue, c’est vouloir écrire en mode majeur ; c’est préférer Mozart à David Guetta, la champions league à la ligue 2. Cette exigence est-elle si condamnable ?
P.V.
Délectable ! Remettre les pendules de la littérature à l’heure, balayer un peu le fatras de fausses valeurs, enfin ! Ça fait du bien de lire ce genre d’article …