Sheila, fais-nous Heti !
Une comédie canadienne qui se caractérise avant tout par son charme.
On se souvient de la définition du charme par Camus (c’est dans “La Chute”) : « Une façon de s’entendre répondre « oui » quand on n’a posé aucune question précise ». Le livre de Sheila Heti (née en 1976 à Toronto, troisième roman traduit), c’est exactement cela : le charme. On ne comprend pas toujours où elle veut en venir, on reste un peu interloqué par la construction en cinq actes d’un « truc » qui ressemble à un roman mais qui adopte souvent la forme de la pièce de théâtre, très dialogué – mais on lit. Et on relit. Sheila est écrivain, Margaux et Sholem sont peintres, Israël, un « amant provocateur ». Misha, l’ami de Margaux, apparaît de temps à autre en vedette américaine, et pose de bonnes questions : « Est-ce qu’il y en a d’autres qui trouvent bizarre d’être allé à Harvard, vu la vie qu’ils mènent en ce moment ? J’habite un trois-pièces avec ma petite amie Margaux au-dessus d’une boutique de bikinis de Toronto. » Ils vont, « sur un chemin et vers une fin dignes d’admiration », de Toronto à New York, Miami, Paris. Tous cherchent (la beauté, l’amour, l’amitié, comment être quelqu’un ?…) – donc tous sont vivants : c’est la clé. Ils veulent écrire, peindre mais parfois bloquent. Tous sont artistes, mais tous ne donnent pas la même place à l’art dans leur vie : absolue ? Relative ? L’art n’est pas tout pour Margaux, la peinture est le tout de la vie de Sholem : qui a raison ? Ce sont deux artistes : ils inventent leur voie. Et peuvent se tromper. Vous m’en direz tant. Lisez, vous verrez : c’est très beau. Ils persistent, et cherchent encore : à la fin, il y a cette pièce que Sheila veut écrire, et qui est ce roman : oui, un peu comme dans “La Recherche”, l’histoire de ce narrateur qui veut devenir écrivain….
À la fin du “Temps retrouvé “(peut-être même un peu avant…), il l’est. Les uns inspirent les autres, chaque art (littérature, peinture, théâtre, sexe) relaie l’autre et le nourrit. Ce sont des artistes, « anormalement libres », d’une liberté qui infuse le roman, le construit, le vivifie, le définit. C’est le type même de ce qu’on nommerait un « livre-orphelin » : on ne voit pas très bien à quoi on pourrait le comparer. Alors, on l’élit, sans comparaison, bancal, maladroit, plein d’énergie, riche. Une comédie très contemporaine dans la forme, et des questions très contemporaines – et tragiques – au cœur : « La plupart des gens passent leur vie entière avec des vêtements sur le dos, et même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas les retirer. Et puis il y a ceux qui ne peuvent pas en porter. Ce sont eux qui dans la vie ne sont pas seulement des gens comme les autres, mais aussi des exemples. Ils sont destinés à exposer chaque partie de leur être, pour que le reste d’entre nous sache ce qu’est un être humain. Il faut que certains d’entre nous soient nus, pour que les autres soient épargnés par le destin. » Ce livre, c’est un REGARD, une perspective possible sur la vie (d’artiste). Les formes alternent : confession, dialogue, pièce de théâtre, journal intime, courriel. Certains titres de chapitres sont très anodins, d’autres annoncent clairement la couleur : un livre existentiel. Choisir son destin – ou le reconnaître. Ce n’est peut-être pas un livre d’écrivain (il ne s’agit pas de « bienécrire », ni de style) – mais c’est indéniablement un livre d’artiste. Je ne sais si la nuance est évidente. Elle fait sens lorsqu’on lit Sheila Heti. Ou lorsqu’on rencontre un(e) inconnu(e) qui, sans crier gare, nous donne de nos nouvelles. Comment ne pas le (la) remercier ? Merci Sheila.
F.K.
Comment être quelqu’un ? de Sheila Heti, traduit de l’anglais (Canada) par Stéphane Roques, l’Olivier, 284 p., 21 €.
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