Un beau salaud

En ces temps incertains et précaires, nous voyons réapparaître les vieux comportements paniquards de l’animal humain qui cherche désespérément, et parfois avec un égoïsme d’épicier cruel, à se mettre à l’abri sans se soucier de dignité. C’est à qui sera le premier au guichet, rompra la file pour passer devant tout le monde, léchera tant et plus pour garder son job. On sent que la musique va bientôt s’arrêter et qu’il s’agit de bondir à tout moment afin de poser ses fesses sur la première chaise disponible. Pour endiguer ces comportements incivils et malséants, dignes d’une cour de récré, les lois, les règlements et les interdits pleuvent. Évidemment, ils ne résolvent rien car ils sont pour la plupart inapplicables tant la puissance publique est devenue impotente par manque d’effectifs répressifs motivés. En fait, le monde a besoin d’un maximum de mœurs et d’un minimum de lois, tel devrait être le modèle d’une société vivante, ainsi que l’imaginait Tocqueville. Quoi qu’il en soit, dans cette débâcle générale, il s’agit malgré tout de rester digne. Et pour y parvenir, il ne faut pas hésiter à s’appuyer sur cette ancienne vertu aristocratique qu’est le mépris. Diogène de Sinoppe y excellait et n’hésitait pas à se servir de son bâton pour taper sur les indignes (à ne pas confondre avec les indignés, quoi que). Pour ceux qui s’en souviennent encore, et sans remonter au Prince de Ligne, un bel acteur aristocratique, écrivit un fort joli texte intitulé “Mémoires d’une fripouille”, qui développait avec verve la nécessité du mépris et même d’une certaine dose de méchanceté de bon aloi.
Voilà ce que disait l’élégant et inimitable George Sanders: « Ma méchanceté était d’un genre nouveau. J’étais infect mais jamais grossier. Une espèce de canaille aristocratique. Si le scénario exigeait de moi de tuer ou estropier quelqu’un, je le faisais toujours de manière bien élevée et, si j’ose dire, avec bon goût. En plus je portais toujours une chemise impeccable. J’étais le type de traître qui détestait tacher de sang ses vêtements ; pas tellement parce que je redoutais d’être découvert, mais parce que je tenais à demeurer propre sur moi. » À la fin du mois d’avril 1972, Sanders sentit qu’il n’avait plus rien à faire en ce monde, considérant qu’il avait donné le meilleur de lui-même, il ne crut pas nécessaire de prolonger davantage l’inconvénient d’être né. Parfaitement désenchanté par l’évolution du monde qu’il jugeait de plus en plus vulgaire, il s’installa dans un petit hôtel à Castelldefels au sud de Barcelone. Là il mit fin à ses jours en avalant le contenu de cinq tubes de Nembutal qu’il noya avec de la vodka. Vêtu avec la plus grande élégance, comme toujours, il s’allongea sur son lit et s’endormit pour l’éternité sans oublier d’adresser au monde un dernier message : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bon courage. » Dans ce monde abominablement gentil où les ligues de vertu du néoféminisme radical tiennent le haut du pavé, l’apparition d’un salaud magnifique fait toujours l’effet d’une douche rafraîchissante. Qui oserait aujourd’hui tirer ainsi sa révérence ? En fait, pour rester digne, il ne faut jamais hésiter à avoir raison tout seul. À notre époque où la sensibilité sociale et solidariste triomphe – ou sévit, c’est selon –, la sensibilité individualiste plaira par contraste. Elle plaira du moins, comme le précisait Georges Palante, cet autre spécialiste de l’individualisme aristocratique, à ceux qui aiment à cultiver l’exception, la « différence » humaine. En somme, pour être digne, il faut rester pleinement soi-même jusqu’au bout, faire son métier d’homme jusqu’au moment ultime. C’est simple, mais ça demande quand même un sacré panache.
O.B.
Mémoires d’une fripouille, de George Sanders, PUF, 360 p., 21 €.
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